Paroles de dimanches

Guérison d’un lépreux… sans en avoir le droit

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

7 février 2024

Crédit photo : josanmu / Unsplash

Marc a fait suivre la journée de Capharnaüm (1,21-39) d’un récit de guérison qui crée une transition vers la déterminante série de controverses qui suit (2,1 – 3,6). La purification du lépreux (Mc 1,40-45), qui est de l’ordre de l’exorcisme, est en lien avec l’expulsion du souffle malfaisant au début de la journée de Capharnaüm, tout en annonçant la série de cinq débats qui suit.

Le récit occupe donc une position charnière, que Marc, dans sa rédaction, a tenu à souligner.

 

1,40 Et un lépreux vient auprès de lui, le suppliant, et tombant à

genoux, et lui disant :

Si tu le veux, tu peux me purifier.

41 Et, exaspéré, ayant étendu sa main, il le toucha et il lui dit :

Je le veux, sois purifié.

42 Et la lèpre partit de lui aussitôt, et il fut purifié.

43 Et, l’ayant grondé, il le chassa aussitôt. 44 Et il lui dit :

Vois! ne dis rien à personne, mais va-t’en, montre-toi au prêtre et, en témoignage contre eux, apporte pour ta purification ce que Moïse a prescrit.

45 Lui, cependant, étant sorti, commença à proclamer beaucoup et à propager le Dire, de sorte qu’il ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville. Mais il était dehors, dans des lieux déserts, et ils venaient à lui de partout.

 

 

Traduction

 

Exaspéré (v 41).  Certains manuscrits, de valeur mais beaucoup moins nombreux que les autres il est vrai, montrent un Jésus «exaspéré». En Marc, il se trouve deux autres endroits où Jésus est indigné (3,5; 10,14), mais c’est ici le seul cas où il l’est contre un malade. Mal à l’aise, une large tradition scribale a pu remplacer le mot par «ému de compassion», leçon adoptée par la plupart des traducteurs.

En témoignage contre eux (v 44). Littéralement : «en témoignage vers eux». Dans le contexte de l’évangile de Marc, il est évident qu’il s’agit d’un témoignage à charge, et non pas neutre ou favorable.

Dire (v 45). Le nom grec logos est de même racine que le verbe legô («dire»), utilisé tant et plus par Marc. C’est pourquoi je l’ai traduit par «Dire» plutôt que par «parole», même si cela sonne quelque peu étrange.

 

Une guérison de lépreux

 

Quelque part, on ne sait où ni quand, Jésus, on ne sait pourquoi, a purifié un lépreux, on ne sait qui. Historiquement parlant, c’est à peu près tout ce que dit le texte. Mais ce n’est pas vraiment pour assurer cette historicité que le récit a été formé. Il voulait d’abord présenter un Jésus qui refait le geste déjà posé par Élisée (2R 5), puis traiter des relations entre la communauté naissante des partisans de Jésus et les autorités de Jérusalem. Cette péricope ne fait en rien avancer notre connaissance du Jésus historique.

 

Tradition

 

Le petit récit traditionnel a beaucoup à dire. Dès le début, en mettant en scène un lépreux, il annonce qu’il va traiter du problème de la marginalisation des individus et des regroupements communautaires dans la société. À l’époque de la rédaction du texte, disons une vingtaine d’années après la mort de Jésus, il se trouve des petits groupes de partisans de ce dernier en Galilée et en Judée, et le problème se pose de leurs relations avec le pouvoir judéen, centré au Temple. Les prêtres étant les gardiens de la santé publique, ils ont la tâche de protéger la société de l’impur, de la contagion, de la contamination. Ce sont donc eux qui ont le pouvoir de mettre quelqu’un en quarantaine, puis de le réintégrer, une fois le danger passé.

Par ailleurs, les partisans de Jésus se réclament d’un nouvel Élie-Élisée, d’un homme de Dieu devant lequel on se prosterne parce qu’il détient une puissance d’action d’ordre divin. L’homme de Dieu a le pouvoir de purifier quelqu’un : «si tu veux – je le veux – il le fut[1]». Les partisans de Jésus ont confiance dans leur maître disparu, mais cela les met en difficultés[2] avec le puissant système des prêtres qui contrôlent le Temple depuis des siècles, et, à l’époque, le font avec la bénédiction de l’envahisseur romain. Ils pourraient être mis au ban de leur société, ce qui serait catastrophique.

Face à des partisans de Jésus qui favorisent la ligne dure, étant d’avis qu’il leur faut partager ses prises de position radicales, un scribe chrétien, sans doute proche de ses collègues d’origine sacerdotale, se prononce en faveur de la reconnaissance du pouvoir des prêtres, et de l’obéissance à la version judéenne de l’Écriture[3]. Le verset traditionnel de conclusion n’est donc pas anodin : «propager le Dire», c’est tracer la figure d’un Jésus qui entraîne ses partisans sur la voie d’une participation pleine et entière à la vie judéenne, sous la conduite des grands prêtres au Temple. Tout un compromis par rapport à la radicalité du Jésus de jadis, mais il le fallait si ses partisans voulaient vivre en paix en Judée. Il se cache bien des débats et des déchirements sous ce petit texte.

 

Marc

 

Marc a commencé à se faire la main en insérant deux «aussitôt» aux vv 42-43. Puis il a beaucoup retravaillé les vv 44-45. Il considère d’abord que la purification du lépreux servira à démontrer la mauvaise foi des prêtres. Mais, surtout, il répète l’interdiction de parler que Jésus cherche à imposer à ceux qu’il guérit. Comme au v 34, il faudrait que l’ex-lépreux ne dise rien à personne (v 43a). Puis Marc écrit que ce dernier se met à «proclamer beaucoup»[4], et, dans la finale du récit, il s’étend assez longuement sur la conséquence, à savoir que Jésus devait se tenir loin des villes, et rechercher des endroits isolés où les gens allaient le trouver (v 45bc).

Le contenu de la rédaction de Marc surprend évidemment les lecteurs. En quoi la proclamation de l’ex-lépreux, qui est publicité faite à la proclamation factuelle de Jésus, est-elle si dangereuse qu’elle force Jésus à se marginaliser? Par sa rédaction de l’épisode, Marc voulait que soit posée la question à laquelle il cherche à répondre dans la série de cinq débats qui suit (2,1 – 3,6).

En intégrant ce récit dans son évangile, Marc va le fait parler à sa façon. Il a placé l’épisode à la suite de la journée de Capharnaüm, au cours de laquelle il a présenté un enseignement fait de gestes qui parlent, à l’intention de petites gens malades, répondant ainsi à de grands besoins. Tout cela a l’air d’aller de soi dans le cadre de l’évangile. Attention! pourtant, dit le récit sur la purification du lépreux.  Jésus a «touché» ce dernier (v 41), ce qui est interdit. D’ailleurs, un jour de sabbat, il a déjà guéri une femme sans en avoir le droit. Il a aussi empêché les démons de parler parce qu’ils le connaissaient. Or, il récidive, en interdisant à l’ex-lépreux de parler de sa purification à quiconque.

Certes, il l’envoie au prêtre, mais c’est pour forcer ce dernier à prendre parti : bien sûr, l’officiel devra reconnaître la réalité de la guérison, il le fera toutefois en condamnant celui qui a touché le malade contagieux, puis l’a déclaré purifié sans être prêtre, et donc sans autorisation. D’un autre côté, en outrepassant l’interdit de parler, l’ex-lépreux proclamera certes l’authenticité de l’enseignement de Jésus, mais, ce faisant, il poussera ce dernier dans la clandestinité, limitant ainsi l’expansion de sa proclamation. Or, tout cela est bien paradoxal, puisque Jésus se retrouve dans la même situation que Jean : dans un lieu désertique, alors qu’une multitude de gens viennent à lui[5].

La rédaction de Marc a radicalement modifié le sens du récit. À l’origine, il visait à favoriser l’intégration des partisans de Jésus dans la société judéenne. En Marc, par contre, il illustre l’inévitable marginalisation de celui qui est à l’origine de la proclamation de la bonne nouvelle, préparant ainsi les lecteurs à aborder la série de controverses entre Jésus et les autorités que Marc va leur présenter.

 

Ligne de sens

 

Intégration ou marginalisation. Confiance dans un système (une Église) de bonne volonté, susceptible de changer pour le mieux, ou prise de conscience que le système, pour le fond, ne se réorientera jamais et qu’il faut se dégager de son emprise, au moins intérieurement. Compromis ou intransigeance. Il y a là une source permanente de visions conflictuelles et de conflits interminables. Marc a sérieusement réfléchi à ces questions, et nous offre son écrit comme réponse. C’est avec cela en tête qu’il a rédigé son v 15b : «Changez de vie et ayez confiance en la bonne nouvelle». Son évangile ne sera pas sans créer quelque inconfort chez ses lecteurs et lectrices.

 

Notes :

 

[1] Les vv 42 et 43 représentent deux étapes dans la rédaction du récit. Selon le v 42, plus récent, il suffit que Jésus le veuille, et la lèpre «part». Le v 43, plus ancien, faisait partie d’une version où un Jésus, «exaspéré» (v 41) par les ravages causés par un souffle malfaisant, se met à «gronder» contre lui de façon menaçante, avant de le «chasser».

[2] Personne, sans l’autorisation du prêtre, n’a le droit de «toucher» (v 41) un lépreux officiellement reconnu tel.

[3] L’établissement du canon de la Bible ne sera chose faite que dans les années 80. Certes, le Pentateuque était reconnu comme ensemble de livres sacrés depuis des siècles, mais, pour le fond, il a été codifié, formé, composé en Judée, sans que la Galilée soit partie prenante de l’entreprise. Là-bas, depuis la chute du royaume d’Israël et la dispersion subséquente de ses élites, sept siècles plus tôt, on suivait des coutumes ancestrales, transmises de façon orale.

[4] Marc a placé la moitié de ses emplois de «proclamer» dans le premier chapitre (vv 4.7.14.38.39.45). Ils sont trois à le faire, Jean, Jésus et l’ex-lépreux.

[5] Comparer les vv 4a.5a avec le v 45bc.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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